Pierre Bourdieu |
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sociologue énervant |
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Des
entretiens avec l'animal |
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La sociologie
dérange, en dévoilant les mécanismes invisibles par lesquels la domination
se perpétue. |
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os travaux sur l'école sont parfois évoqués aujourd'hui par des gens qui l'accusent d'être, de plus en plus, une simple machine à reproduire les inégalités. Que pensez-vous de cette utilisation de votre travail ? Il faudrait préciser qui sont ces gens à qui
vous faites allusion. Je ne connais pas tous les usages qui sont faits
de mes travaux et je ne sais pas tout ce qui se dit à propos de ce
que nous avons dit dans Les Héritiers et La Reproduction.
En fait, « la thèse de la reproduction » telle quon lévoque
le plus souvent, que ce soit pour la louer ou pour la blâmer, na
à peu près rien à voir avec ce qui était écrit dans ces livres ; moins
encore dans toute la série des articles et des livres (la production
scientifique ne sest pas arrêtée en 1970 !) que jai publiés
sur le système scolaire jusquà ce jour et qui nont pas
cessé de corriger, de préciser, de raffiner et de systématiser des
analyses qui ne se réduisent pas à une « thèse ». Je pense par exemple
à La Noblesse dEtat qui fait le bilan de vingt ans de
recherches et qui déploie complètement lensemble des acquis
sur les fonctions du système denseignement. Je crois que la
pensée critique gagnerait beaucoup en force intellectuelle et sociale
si elle se libérait des habitudes de pensée héritées dun autre
temps qui portent au simplisme. Les transformations du système scolaire que Claude Allègre tente de mettre en uvre sont-elles, pour l'essentiel, de nature à démocratiser l'accès au savoir ? Les mesures de Claude Allègre (ou celles de Ségolène Royal sur le collège de lan 2000) ne me paraissent pas en mesure de changer en profondeur le fonctionnement du système scolaire. Faute de sappuyer sur une véritable connaissance des conditions de transmission du savoir, elles ont essentiellement pour fin de jeter de la poudre aux yeux, dapaiser les attentes progressistes sans rien changer en profondeur dans les conditions de transmission du capital culturel. Par exemple, les rapports récents sur le travail des enseignants relèvent plus dune application de théories pédagogiques sur la professionnalisation que dune réelle analyse des conditions de travail de ce groupe social hétérogène et soumis à de plus en plus de pressions contradictoires, du fait notamment du localisme qui inspire souvent les politiques. Les inégalités scolaires, mais plus largement les inégalités sociales, ne sont-elles pas surtout le résultat d'un moins d'école, d'un moins d'État, d'un moins de service public ? Cest ce que jécrivais déjà dans
un chapitre de La misère du monde, « la démission de lEtat
», ou encore dans Contrefeux. « La main droite de lEtat »,
cest-à-dire ces hauts fonctionnaires, imprégnés de lidéologie
néo-libérale et forts de ses recettes économiques, ont entrepris de
réduire la sphère dintervention des services publics, en laissant
aux fonctionnaires placés « en première ligne » (enseignants,
éducateurs, travailleurs sociaux, policiers, etc.) le soin de gérer,
au moindre coût, les effets sociaux des politiques libérales quils
impulsent. Cest exactement la division entre la grande noblesse
dEtat que je décrivais dans mon livre de 1989 (joyeux anniversaire
!), La Noblesse dEtat, et qui conduit, paradoxalement,
les grands prébendiers dEtat à se faire les liquidateurs de
lEtat social, cest-à-dire de la petite noblesse dEtat. Personnellement, ces dernières années, vous vous êtes investi plus directement dans les luttes sociales auprès des acteurs de terrain. Pourquoi ? Il mest apparu que, devant les dangers extrêmes que les politiques qui sont aujourdhui mises en uvre font courir aux acquis à mes yeux les plus importants de notre civilisation, tant en matière culturelle, avec la menace qui pèse sur la production culturelle autonome dans le domaine de la littérature, de lart, du cinéma ou même des sciences sociales, quen matière sociale, avec les efforts systématiques pour liquider toute espèce dobstacle à la logique la plus brutale du marché (protection sociale, droit du travail, etc.), il nétait pas possible de rester silencieux. Dautant que nombre des dangers les plus terribles ne sont pas visibles aujourdhui et, virtuellement présents dès aujourdhui, pour un il scientifiquement averti, dans les politiques du présent, ne se révèleront que peu à peu, à la longue, quand il sera trop tard pour résister. À votre engagement plus visible a répondu un tir de barrage médiatique, il fallait « brûler Bourdieu ». Pourquoi gênez-vous autant ? La sociologie dérange, en dévoilant les mécanismes
invisibles par lesquels la domination se perpétue. Vous avez eu à vous plaindre du fonctionnement des médias. Est-il impossible d'impulser une réflexion sociale sérieuse dans la presse telle qu'elle fonctionne aujourd'hui dans notre pays ? Il est vrai que les médias contrôlent laccès à lespace public. Toutes les tentatives pour faire parvenir jusquau public le plus vaste un message dissonant ou dissident se heurte à la barrière du journalisme. Comme on peut en faire lexpérience dès que lon essaie de passer une tribune libre tant soit peu subversive dans les pages Rebonds de Libération ou Horizons du Monde (sans parler dun démenti aux allégations dun journaliste). Les intellectuels devraient lutter collectivement pour se réapproprier la propriété de leurs instruments de diffusion : cest-à-dire le contrôle des moyens dexpression comme le livre, le journal, la radio et la télévision. (La collection Raisons dagir que nous avons créée est un pas dans cette direction.) Nombre dentreprises intellectuelles sont tuées dans luf parce quelles ne peuvent accéder à la notoriété publique que le moindre essayiste de cour obtient chaque jour de ses compères en connivence médiatique. Mais il me faudrait beaucoup plus de place que vous ne pouvez men donner pour décrire tous les mécanismes de censure invisible qui sexercent chaque jour, en France, sur la pensée libre et surtout pour développer une analyse des stratégies collectives qui permettraient à une « réflexion sociale sérieuse », comme vous dites, daccéder au plus grand nombre et dacquérir ainsi une véritable force sociale. Je ne puis ici quappeler chaque lecteur à redoubler de vigilance dans sa relation avec la production médiatique et à essayer de faire, par ses propres moyens, la critique la plus impitoyable du discours médiatique et des conditions dans lesquelles il est produit. |
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