Pierre Bourdieu |
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sociologue énervant |
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Des
textes de l'impétrant |
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Du bon usage de l'ethnologie. |
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Mouloud Mammeri : Peut-être vous rappelez-vous l'entretien que nous avons eu sur la poésie kabyle et que vous avez publié dans Actes de la Recherche en Sciences Sociales en 1980. C'était sur un sujet précis. En y repensant depuis, il m'a semblé que l'opération soulevait un certain nombre de questions d'ordre plus général. Je ne parle pas des problèmes classiques qui se posent à l'ethnologue, mais je pense à un point plus précis. Il y a maintenant une ethnologie ou anthropologie algérienne et, d'une façon plus circonscrite, kabyle, berbère. Mais, pour quelqu'un qui est issu lui-même de la société kabyle, il est évident que cela pose un problème particulier. Étant donné que c'est sa propre société qu'il étudie, je me demande quel est le degré de validité des conclusions qu'il peut en tirer. Pierre Bourdieu : Je pourrais répondre de deux façons : d'une part, en me situant sur le plan proprement épistémologique, d'autre part, et c'est ce que je ferai, en me situant d'un point de vue sociologique. Je connais en effet les résistances à l'ethnologie et aux ethnologues, et je suis profondément convaincu qu'il vaut la peine d'essayer de les étudier et de les surmonter. C'est la raison pour laquelle je vais essayer de répondre d'abord par analogie avec ma propre expérience. J'ai fait une chose au fond assez analogue à ce que vous faîtes, puisque j'ai travaillé sur une société qui, d'ailleurs, ressemble beaucoup à la société kabyle, la société béarnaise. Qu'est-ce qui caractérise en propre la situation dans laquelle on cherche à comprendre une société avec des outils qui ont été forgés par toute une tradition anthropologique à propos de sociétés extrêmement différentes, notamment les sociétés mélanésiennes ou américaines ? Je dois dire d'abord, en toute franchise, qu'il y a un certain nombre de questions que je n'aurais jamais eu l'idée de poser à la société béarnaise, si je n'avais pas fait de l'anthropologie : même pour les problèmes de parenté qui, pourtant, sont extrêmement importants pour les agents eux-mêmes -on ne parle que de ça, pratiquement, dans ces sociétés, à travers les questions de transmission du patrimoine, d'héritage, les problèmes que posent les relations, ou les conflits entre parents, etc., je ne suis pas sûr que j'aurais réinventé tout ce qu'enseigne la tradition des études de parenté et la problématique qu'elle implique. Autrement dit, il y a une culture technique qui est indispensable pour éviter de faire autre chose que de l'enregistrement un peu naïf du donné tel qu'il se donne. L'importation de problématiques étrangères, internationales, donne une distance et une liberté : elle permet de ne pas être collé à la réalité, aux évidences, à l'intuition indigène qui fait qu'à la fois on comprend tout et qu'on ne comprend rien. C'est ce qui fait la différence entre l'ethnologie spontanée des amateurs et l'ethnologie professionnelle. Par exemple, en ce concerne la Kabylie, il est très frappant de voir que, jusqu'à une date très récente, pour des raisons historiques compliquées, les études kabyles étaient restées à peu près complètement en dehors de tous les courants intellectuels (à quelques exceptions près). Il y a une espèce d'ethnologie spontanée, produite soit par les administrateurs civils, soit par les militaires, qui appliquaient les catégories qu'ils avaient à l'esprit, c'est-à-dire souvent des catégories juridiques (dans le cas de Hanoteau et Le tourneux, c'est évident). Ces catégories étant très inadéquates, très souvent ils ne voyaient rien ou, plus exactement, ils ne voyaient pas vraiment ce qu'ils voyaient, parce que, selon l'image de Heidegger, ils ne voyaient pas les lunettes qui étaient au bout de leur nez et qui leur permettaient de voir ce qu'ils voyaient, et cela seulement. Dans le cas de la Kabylie, comme en Béarn, il y a eu aussi une espèce de littérature spontanée, produite souvent par des instituteurs issus du pays même : par exemple, un certain Tucat, un instituteur, avait fait une petite monographie de son village béarnais et, pendant des années, c'était tout ce qu'il y avait sur le Béarn ; les rares ethnologues qui connaissaient les problèmes d'ethnologie européenne (et il y en avait de très bons, comme Marcel Maget, avant la renaissance des années soixante) parlaient du besiat (l'ensemble des voisins, lous besis) comme d'une structure typique de la société béarnaise. Il y a eu beaucoup de littérature de ce type en Kabylie, qui n'était pas la plus mauvaise d'ailleurs et qui fournissait au moins de bonnes descriptions. Mais la familiarité fait qu'il y a des questions qu'on n'a même pas l'idée de poser, tant c'est évident. Par exemple, à un moment donné, étant donné le rôle du forgeron dans le système des pratiques et des représentations rituelles en Kabylie (j'avais à l'esprit la question de la différence entre la structure spatiale d'une forge et celle d'une maison), je cherchais une bonne description d'une forge d'autrefois. J'en ai trouvé en tout et pour tout une, chez Boulifa, parce que les gens ne s'intéressaient pas à ça, faute de problématique. Et je suis à peu près sûr que, si Boulifa donne une description de la forge dans son manuel de langue kabyle à l'intention des instituteurs de la Bouzaréa, c'est qu'il avait en tête les manuels d'école primaire français, où il y avait toujours une forge et un forgeron... M. M. — Je le crois aussi. Je me demande simplement s'il ne faut pas rendre justice à quelques-uns de ces ethnologues spontanés. Je crois qu'aucun d'eux (sauf peut-être un, Masqueray, celui de « La Formation des Cités », plus naturellement que celui des « Souvenirs et visins d’Afrique »)... P. B. — Masqueray était très savant, mais d'une science évidemment très datée. M. M. — Je crois qu'aucun d'eux n'a eu réellement le projet d'expliquer la société kabyle. Ils voulaient, je crois, surtout la faire connaître et, pour ce qui est de la documentation, je dois dire que je trouve personnellement très fournie et souvent très exacte celle d'Hanoteau et de Boulifa. Sur un point précis par exemple : celui de la poésie, ils ont sauvé des productions, sur lesquelles justement peut maintenant s'exercer une réflexion plus critique ou plus savante. Un autre exemple est celui des Pères Blancs... P. B. — Ce qui fait l'intérêt de la plupart des travaux des Pères Blancs, c'est, paradoxalement, qu'ils n'avaient pas de problématique proprement ethnologique ou sociologique. Je dis ça, évidemment, en poussant un peu le paradoxe et il m'est arrivé souvent, en lisant leurs transcriptions, de regretter qu'ils n'aient pas eu le minimum de culture ethnologique qui leur aurait permis de pousser un peu l'interrogation ou la description (par exemple sur la maison ou sur tel rituel), au lieu de se contenter d'enregistrer ce qui leur était dit. Cela dit, dans la mesure où ils voulaient avant tout recueillir du discours et le transcrire aussi exhaustivement que possible, ils ramassaient tout, sans distinction, sans trop s'interroger sur la pertinence ethnologique, et du coup, ils livrent un trésor de ressources inexploitées, où tous les ethnologues professionnels, moi le premier, ont beaucoup puisé. Voilà pourquoi je crois que l'accès à une problématique théorique internationale est important. Je pense -je me permets de le dire parce que je le crois profondément- je pense que vous avez eu un rôle très important dans l'Algérie indépendante, en continuant à créer une tradition nationale d'ethnologie scientifique, mettant en œuvre des méthodes et des concepts éprouvés. C'est très important pour des raisons à la fois scientifiques et politiques : l'attitude qui consiste à s'autoriser de la familiarité de l'indigène ou de la dénonciation du colonialisme pour répudier toute la tradition scientifique a des effets tout à fait catastrophiques. Pour ma part, si j'ai compris quelque chose à la société béarnaise, c'est que, quand j'ai commencé à l'étudier, j'avais en tête des problèmes très généraux, comme la question des rapports entre les structures de parenté et les bases économiques, et aussi toutes mes histoires kabyles : je voulais voir par exemple si les stratégies matrimoniales variaient en fonction du mode successoral, avec d'un côté le droit d'aînesse et de l'autre le partage à parts égales avec indivision. M. M. — En Béarn, vous avez la tradition du droit d'aînesse... P. B. — Oui. Parce que j'avais la comparaison en tête, j'ai pu voir des choses que je n'aurais pas vues si j'étais resté dans le rapport de familiarité indigène. Mais ce rapport de familiarité me permettait aussi de voir des choses que je ne voyais pas quand je n'étais pas dans mon univers. M. M. — Je me demande quelquefois si, pour un ethnologue qui étudie sa propre société, ce rapport de familiarité n'a pas été depuis longtemps ébranlé. Dans la grande majorité des cas, il a dû quitter très tôt la société dont il est et se faire au monde nouveau dans lequel il entre, c'est-à-dire le monde occidental, en général par l'intermédiaire de l'école. C'est très tôt qu'il apprend à ses dépens que les choses qui lui paraissaient les plus familières justement ne l'étaient pas. Il est curieux de constater que, dans un domaine tout autre, celui de la fiction, ce phénomène de la rupture d'une familiarité traditionnelle a donné lieu, tant en anglais qu'en français, à toute une production littéraire, romanesque, théâtrale, etc., naturellement toujours dans une langue occidentale. P. B. — Dans le fait d'être natif, à condition de savoir tout ce que cela implique, c'est à dire tout ce que cela cache (et ça cache beaucoup : tout ce qui est évident), il y a des avantages extraordinaires. Par exemple, une des choses les plus difficiles, pour un ethnologue, est de savoir ce qui est important ou pas important, ce qui est sérieux ou pas sérieux, la juste pondération des choses. M. M. — Je crois que c'est très difficile, pour des raisons concrète : de langue, d'habitudes culturelles, etc. P. B. — Je crois que souvent il ne se pose même pas la question. Quand je travaillais sur la Kabylie, je me disais toujours : c'était un vieux paysan béarnais qui me disait ça, qu'est-ce que cela voudrait dire ?. Je n'avais pas de peine à imaginer ce que penserait un paysan béarnais d'un ethnologue un peu naïf, plein de cette bonne volonté dérisoire qui le définit professionnellement : C'est un type de la ville, il est gentil, il a une bonne tête, il m'écoute, il est poli... En plus, il est Français... En situation coloniale, on respecte cette espèce de respect... Ceci dit, on a un rapport un peu protecteur : on lui explique gentiment les valeurs officielles du groupe, l'honneur, tout ça... On ne va pas aller lui raconter les petites histoires qui sont pourtant l'essentiel. (J'ai redécouvert tout ça quand je me suis mis à travailler sur le monde universitaire et intellectuel : le plus important ne se livre que dans les petites affaires particulières, qui frôlent le ragot...). Autrement dit, en toute bonne foi, on lui raconte un peu des histoires. M. M. — Peut-être que le fait justement d'être ethnologue, c'est-à-dire quelqu'un qui n'est pas directement concerné et qui de toute façon vient de l'extérieur, crée une sorte de rapport particulier entre lui et ceux qu'il appelle ses informateurs. Il met en quelque sorte l'informateur en condition, dans la de quelqu'un qui « répond à » , et il me semble que le discours qu'il tient à un enquêteur étranger, qu'il sent bien sûr étranger et sympathique, n'est pas celui qu'il tiendrait à un autre paysan kabyle ou béarnais, parce que peut-être il ne met pas l'accent sur les mêmes choses. Ça fausse sans doute beaucoup la communication. P. B. — Absolument! Ne serait-ce que parce que l'autre lui dirait : « Écoute, ça, me raconte pas d’histoires ». M. M. — Le paradoxe, au moins apparent, est que, lors même qu'il « joue » ainsi à l'informateur, il est de bonne foi, etc. P. B. — Oui, et c'est en partie par respect... M. M. — Il systématise, je crois, quelque chose qui n'est pas systématique dans la réalité, parce qu'il se dit : « il faut que je lui dise des choses qui se tiennent, qui soient cohérentes, etc »: Souvent aussi, plus ou moins consciemment, il plaide : à l'étranger il faut toujours faire face, fût-ce, comme ici, dans une espèce de complicité pacifique. P. B. — Exactement! Ceci dit, cela peut se produire aussi avec un indigène bourgeois de la ville : ça marche aussi très bien... J'ai souvent vu en Algérie des garçons ou des filles un petit peu culpabilisés à l'égard du peuple, surtout en période révolutionnaire, qui avaient besoin de ces histoires, et qui, du coup, les acceptaient comme argent comptant. Je pense qu'il y a une espèce d'échange, une tromperie à deux, dans laquelle personne ne cherche à tromper. La personne interrogée se fait ethnologue, elle se situe à un niveau où elle dit « l’honneur , je vais vous dire ce que c’est… ». Elle va chercher les dictons, les proverbes, les définitions, l'histoire traditionnelle de celui qui avait dit à sa femme : « si je suis déshonoré, etc. ». Bref, la situation d'enquête elle-même suscite tout un fatras de discours convenus, qui n'ont rien à voir avec ce qu'on obtient dès qu'on dit : Mais voyons, racontez-moi l’histoire du mariage d’un tel qui a fait scandale Une vraie histoire, quoi ! ». : . Il y a chez les paysans béarnais une tradition de discours sentencieux, renforcée par les « rédactions » d'école primaire, qui enchante les philosophes (heideggeriens) campagnards. Cette sorte de discours officiel, destiné aux échanges officiels, n'est pas faux. Il est ce qu'il faut dire dans les situations de représentation ; il fait partie des stratégies de présentation de soi. C'est vrai dans tous les milieux. Mais le propre de la posture populiste, dont l'effusion ethnologique est un aspect, est qu'elle porte à se contenter de ce discours d'apparat. Qu'est-ce qu'un informateur sinon ce personnage très respectable vers qui on vous renvoie? On vous renvoie toujours vers des vieilles personnes très dignes, qui « connaissent bien », qui sont considérées comme des sages, qui parlent en hochant la tête, sérieusement, qui veulent faire bonne figure, pour elles-mêmes et pour tout le groupe, dont ils sont un peu les porte-parole. Tout change lorsqu'on casse ce discours officiel en se référant à des cas concrets, ou en faisant sentir qu'on connaît les petites histoires. Ce qui est une façon de ramener à la manière ordinaire, non officielle, de parler des choses de la vie. C'est-à-dire avec des noms propres, des choses précises, et non de grandes déclarations vagues sur l'honneur ou le déshonneur en général. Alors ce n'est plus du tout pareil. M. M. — Concernant la société kabyle, ce que l'on pourrait dire là-dessus c'est que, je crois, les deux discours sont également vrais, mais ne fonctionnent pas en quelque sorte au même niveau de vérité. La réalité toute simple est celle du discours ordinaire naturellement, mais, dans certaines circonstances, l'homme le plus ordinaire justement se sait et se sent tenu par le discours apprêté, officiel, etc. Il est piégé si l'on peut dire. . Cela débouche en général sur la tragédie (c'est rare, mais ça existe) et peut-être que la plus grande occurrence de l'un ou de l'autre des deux cas de figure dépend, indépendamment du tempérament individuel (donnée évidemment impossible à prendre en compte), de paramètres que l'on peut dégager par l'analyse. Je crois que le statut social, l'endroit où on est situé dans la hiérarchie, est un des plus importants : plus on a une situation de prestige (les grandes familles) et plus on est tenu. Aussi l'époque : avant la colonisation le code du « nif » était impératif, c'est-à-dire que la réalité n'était pas très éloignée du discours. Pendant la période coloniale, l'exil des hommes, l'existence des tribunaux, le simple contact avec une société dont les tables sont différentes, font que cette fois le décalage grandit entre les pétitions de principe conventionnelles et les conduites réelles. La guerre de libération et l'indépendance ont élargi le gap : le discours « apprêté » devient plus rare, il apparaît de plus en plus comme anachronique ; il continue d'être tenu, il est vrai, mais je crois que c'est parce que la langue n'a pas encore élaboré de formes de discours qui puissent lui être substituées. Il est en train de s'en constituer autour de valeurs comme la revendication d'identité, mais qui mettra naturellement un certain temps pour être mis au point et pouvoir ainsi remplacer l'autre, l'amodier ou coexister avec lui : la tribu perd les mots souvent longtemps après qu'elle a perdu la chose. Ceci pour dire que le discours de l'informateur le mieux averti a toujours besoin d'être décodé, parce que j'imagine qu'il en va de même pour un paysan béarnais, porte-parole en quelque sorte autorisé, investi, par sa position et par les autres, du rôle de les dire, on pourrait presque ajouter: de les dire au mieux, quand il donne du besiat la version « habillée ». P. B. — Oui, vous avez tout à fait raison : les deux modes de discours font également partie de la réalité. Et il serait absurde de privilégier le discours ordinaire, que l'on peut tenir entre soi, comme plus vrai, plus authentique, par rapport au discours formel, en forme, des situations extraordinaires, parmi lesquelles la relation d'enquête comme rapport avec un étranger. Les deux sont vrais. Mais l'ethnologue, s'il ne se méfie pas, a toutes les chances de n'en connaître qu'un seul. C'est pourquoi il faut faire tout un travail, qui suppose beaucoup d'information préalable, pour sortir du prêchi-prêcha sur l'anaya (l'honneur) ou le nif. On voit alors surgir les difficultés, les conflits, et aussi des choses qui peuvent être d'une brutalité alors extraordinaire. Un vieil informateur, à qui j'avais demandé de me raconter un cas dramatique, dont j'avais entendu parler, de conflit familial à propos du mariage de l'aîné, me disait que le père avait dit à son fils, qui voulait « déroger » en épousant une fille pauvre : « mais qu’est-ce qu’elle va apporter ? – Son sexe ! « . il ne m'aurait jamais raconté ça, si je ne l'avais pas placé sur le terrain des réalités quotidiennes. Je crois qu'il y a une place pour une ethnologie extraordinaire, qui serait faite par des gens capables d'aller au-delà des généralités normatives et de mener l'enquête en situation naturelle, dans des rapports normaux, sans même avoir à interroger. M. M. — Dans le cas du rapporteur autochtone, pour aller dans le sens de ce que vous dîtes, il y a encore un obstacle supplémentaire : c'est que, quand les autres s'aperçoivent que le gars est en train de faire quelque chose comme une étude là-dessus, ils ont tendance à... P. B. — À le chambrer... M. M. — Ils ont tendance à le chambrer, tout en sachant qu'il est du bled, qu'il connaît très bien les choses dont on lui parle. Dans ce cas précis, on considère qu'il a changé de rôle et on lui raconte l'histoire telle qu'il faut la lui raconter. P. B. — Une espèce de version officielle... M. M. — C'est ça. J'ai des exemples précis de la même histoire, que l'on m'avait racontée, sachant qui j'étais, etc., et puis tout à fait par hasard dans un autobus la même histoire racontée à moi, mais par quelqu'un qui ne savait pas... Il y avait un monde entre les deux! P. B. — Et c'était quoi, cette histoire? M. M. — Une affaire d'adultère, quelque chose de très tragique en Kabylie, en tout cas selon l'ancien code. La première version était impeccable, conforme aux vieilles lois : il faut sévir, l'honneur exige..., etc. Mais, quand un homme, qui était directement mêlé à ça (il n'était pas dedans, mais quand même, il était très proche), m'a raconté ça, sans savoir, parce que c'est venu dans la conversation, il est apparu qu'il y avait des tas d' accommodements, de compromis, etc... le code de l'honneur, c'est très joli, mais on y laisse la peau, il faut peut-être prendre quelques précautions. C'est tout un jeu... P. B. — Je pense que l'ethnologue ne peut échapper tant soit peu à la naïveté que s'il a en tête que la réalité est infiniment plus compliquée, et si, ayant cela en tête, il est capable d'obtenir et de maîtriser l'information utile. Ce qui n'est pas facile parce que, pour suivre des histoires aussi compliquées que les histoires de parenté kabyle ou béarnaise, c'est un sacré boulot : les informations pertinentes sont dans des allusions, des finesses, qu'on a du mal à comprendre dans son propre pays... C'est ce qui me fait penser qu'une ethnologie qui, forte de toute une tradition théorique, aurait en plus cette espèce de sens des finesses, des subtilités, des compromis, représenterait une révolution et ferait apparaître que la différence que l'on fait entre ethnologie et sociologie n'existe pas. Je pense que la différence tient essentiellement au fait que le rapport à l'objet est différent. M. M. — C'est un peu ce que montre votre propre travail, votre propre itinéraire. En particulier, le fait que vous avez concrètement vécu ce problème des rapports entre sociologie et ethnologie, qui peut à première vue paraître sujet de débats purement académiques, vous a certainement aidé dans les solutions que vous y avez apportées. P. B. — Oui. Je le crois. J'ai évoqué tout à l'heure les discours sur la notion de besiat, ensemble des besis, des voisins. On parlait de ça comme s'il s'agissait d'une unité sociale bien délimitée. Moi, je n'avais jamais entendu parler de pareille chose. Lous besis, ce sont les voisins. Il y a quelques circonstances dans lesquelles c'est un peu formalisé, parce qu'il y a des problèmes de protocole : en particulier, à l'occasion des enterrements. C'est assez formalisé pour éviter les conflits. (En Kabylie, c'est pareil, on formalise pour qu'il n' y ait pas de conflits, quand il y a des risques, pour les grands mariages extérieurs par exemple). On dit : « le premier voisin, c’est celui qui est en face, le deuxième celui qui est à droite, le troisième celui qui est à gauche » ; quelque chose comme ça. Cela dit, ça existe sur le papier. D'abord, on est souvent brouillé avec les voisins, ensuite il y a les voisins de maison et les voisins de terre (ce n'est pas du tout la même chose). Et puis, il y a toute une casuistique. A certaines occasions, on peut inviter tel voisin ou tel autre à une autre occasion. À propos de la Kabylie, je me demandais aussi comment s'organise le village ; on me donnait des découpages différents, portant des noms différents : à un endroit adrum, à un autre, taxerrubt, tantôt adrum englobe taxerrubt, tantôt c'est l'inverse. Devant ces incohérences je pensais : « j’ai dû mal noter ». je voulais arriver à un schéma propre, « au carré », avec des unités emboîtées, parfait, depuis la « maison » jusqu'à la « tribu », comme avait fait le général Hanoteau. Il y a eu un article dans l'Homme, de Jeanne Favret... Impeccable! Du Hanoteau ravalé! Et moi, j'avais toujours à l'esprit lou besiat et je me disais : « Ils se font avoir, ils réifient des unités occasionnelles, çà existe, mais pas comme on croit ». Çà rejoint ce que vous disiez à l'instant : tout peut se négocier, tout peut se discuter. Une histoire de mariage, on peut la raconter de trente six façons, selon la personne à qui on la raconte. C'est ce qu'on a essayé de montrer avec Sayad à propos des mariages : le mariage avec la cousine parallèle est souvent une catastrophe, parce que la fille est mal fichue ou difforme, c'est qu'il faut à tout prix que quelqu'un se dévoue, mais on le présente comme formidable, parce que conforme aux règles. Autrement dit il y a tout un travail, un travail proprement politique. C'est vraiment là ce que j'ai appris en Kabylie : les hommes, je crois que c'est universel, manipulent la réalité sociale. Cette réalité, elle existe en grande partie dans le discours. M. M. — Je crois qu'on peut arriver à supprimer l'inconvénient, à partir du moment où l'on s'avise (et donc qu'on admet) qu'il y a, dans toutes ces appellations de groupes, une espèce d'inflation nominaliste. Donner un nom, ça simplifie en même temps que ça rassure. Le tout est de savoir à quoi chacune de ces appellations correspond exactement. Personnellement, j'ai l'impression... je ne sais pas comment dire... qu'elles existent toutes, mais en quelque sorte virtuellement, ou plutôt certaines presque toujours et réellement... je ne sais pas, par exemple, axxam, taddart, laârc (la famille, le village, la tribu)... mais pas mal d'autres, plutôt dans les limbes, elles sont comme en attente d'exister, en attente de quoi ?... Justement de l'occasion dans laquelle elles vont avoir un sens et éventuellement fonctionner : adrum, taxerrubt, ssef, taqbilt, sont un peu de ces notions-là. Même leur sens est imprécis, labile, et je m'aperçois juste à ce moment que, si je devais traduire et dire exactement ce qui sépare un adrum d'une taxerrubt, je serais bien ennuyé, et puis un Kabyle peut vivre toute une vie sans que jamais ces entités interviennent dans son existence, et si l'occasion invite -ou oblige- à les réactiver, le sentiment qu'on en a est tellement flou (à cause de la non-utilisation) qu'on ne sait plus très bien et qu'on appelle adrum ce qui à côté se dit taxerrubt. P. B. — Tout à fait, les groupes existent d'abord dans le discours. Dès qu'on dit les « kabyles », ça existe un peu. Et, là-dessus, on peut manipuler. Si je change la manière de nommer les choses, je change un peu les choses. En racontant autrement, je raconte autre chose. Par là, on rejoint la conversation que nous avons eue autrefois, quand nous avons parlé de ces poètes qui étaient au fond des professionnels de la manipulation du monde social. M. M. — Absolument!...des professionnels de la manipulation du verbe et, par là, de la société. Dans le même ordre d'idées, je ne sais pas ce que vous en pensez, mais il me semble difficile d'échapper à cette tentation presque toujours inconsciente de la manipulation. Je me demande si je peux citer l'exemple actuel de quelques intellectuels kabyles qui, en quelque sorte, essaient de récupérer la société kabyle, une société comment dirais-je... idéale? mythique?... On ne sait plus très bien, eux-mêmes je crois... je sais tous les problèmes, certainement très complexes, que pose cette simple question. Car on peut toujours dire : ce tableau de la société kabyle, béarnaise ou grecque des temps homériques, est plus idéal que réel, mais qui définit la réalité ? Il demeure évidemment que dans la pratique, pour des raisons concrètes évidentes (politiques, sociales, culturelles), un intellectuel kabyle actuel est trop sollicité dans le sens d'une recréation idéale de sa propre société, en particulier en réaction à l'image dévalorisante que tentent d'en donner ceux qui la nient. P. B. — Je pense que l'ethnologie, quand elle est bien faite, est un instrument de connaissance de soi très important, une sorte de psychanalyse sociale permettant de ressaisir l'inconscient culturel, que tous les gens qui sont nés dans une certaine société ont dans la tête : des structures mentales, des représentations, qui sont le principe de phantasmes, de phobies, de peurs. Et il faut englober dans cet inconscient culturel toutes les traces de la colonisation, l'effet des humiliations... Dire que l'ethnologie est une science coloniale, donc bonne à jeter, est d'une grande stupidité. Quand je suis revenu à Alger et que j'ai vu ce que vous faisiez, j'ai pensé : « Quel miracle que l’Algérie échappe à cette espèce d’abréaction stupide ! » M. M. — C'était très insulaire et plus toléré que réellement admis ou, à plus forte raison, assumé. Les idéologues officieux, doublant à l'occasion le discours officiel, condamnaient sans entendre. Au 24e Congrès International de Sociologie, qui s'est tenu à Alger en Mars 1974, le Ministre de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique d'alors a fait une charge en règle contre l'ethnologie, sur le modèle d'une opposition manichéenne : sociologie = sociétés développées ; ethnologie = sociétés coloniales, donc à rejeter a priori. Maintenant on peut dire aussi que cette attitude est curieusement celle du paysan kabyle ou béarnais dont nous parlions tout à l'heure. Parce que je dois dire que, malgré cette déclaration de principe, malgré ce discours du porte-parole agréé, le ministre n'a jamais mis aucune entrave aux recherches qui se faisaient en ethnologie. Par exemple, nous avons pu effectivement consacrer toute une réflexion justement au problème que vous évoquez en ce moment. P. B. — Oui. Pour revenir à notre question, je pense que ce qui est en jeu, c'est la capacité d'affronter la réalité, de regarder en face la vérité. Que peut bien représenter pour ces jeunes la kabylité originaire? Une espèce de phantasme du retour à l'origine, de la démocratie originaire ? M. M. — Tout ça est à la fois vrai et faux, à mon sens ; je ne sais pas ce que vous en pensez... P. B. — Oui, là encore, l'analogie entre le Béarn et la Kabylie peut servir. En Béarn, il y avait, en chacune des petites vallées, de véritables petites républiques autonomes, qui avaient leurs coutumes propres, etc... Il y avait des coutumiers, l'équivalent du qanoun kabyle. Il y a beaucoup d'autres analogies : les mêmes valeurs masculines, les mêmes valeurs d'honneur, des assemblées très démocratiques, où les décisions sont prises à l'unanimité, etc. Mais en même temps, ces sociétés étaient d'une dureté et d'une violence extraordinaires : il fallait être coriace pour y vivre et y survivre à chaque instant. Sur une parole on jouait sa vie... une parole malheureuse. Les sociétés précapitalistes on veut que ce soit ou bien le paradis perdu, ou bien la barbarie primitive. En fait, c'est très compliqué : ce sont des sociétés qui ont un charme inouï, qui produisent des types d'hommes assez extraordinaires et, par beaucoup de côtés, plus nobles et plus sympathiques que nos contemporains. En même temps, ce sont des sociétés très dures à vivre, qui comportent des formes d'exploitation extrêmement dures et aussi d'extraordinaires violences physiques et symboliques. C'est pourquoi cette sorte d'exaltation populiste du passé est à la fois très compréhensible et très dangereuse. M. M. — Mais est-ce que vous n'avez pas l'impression que c'est compliqué encore par le fait que ces sociétés, la béarnaise ou la kabyle, sont -en tout cas, en Algérie, c'est très clair, pour la société kabyle- en état de crise totale ? Alors vraiment toutes ces choses qu'on avait tendance à systématiser, structurer, partent ou sont parties. Donc l'étude en devient plus difficile. P. B. — Vous avez raison de me corriger... Cet état originaire, sans doute un peu mythique, est totalement aboli et vouloir le faire revivre maintenant est un peu mystificateur. Par exemple, une des bases de cette société, c'était l'indivision ; l'indivision entre les frères était, je crois, le fondement de tout le système. Or les ruptures d'indivision ont commencé dans l'entre-deux-guerres. Il y avait même toutes sortes de stratégies pour les masquer. Cette société était atteinte depuis très longtemps dans ses fondements mêmes, parce que, sans l'indivision, il devient très difficile de faire fonctionner le rapport entre les frères, entre les épouses, l'unité de la maison, l'autorité du chef de famille, l'honneur et tout le reste. Ensuite, la guerre, notamment avec les regroupements, toutes les violences, a achevé de bouleverser les structures sociales et les structures mentales. Autrement dit, il est tout à fait naïf ou dangereux d'espérer restaurer l'ordre social ancien, alors que les conditions de son fonctionnement n'existent plus du tout. M. M. — Est-ce qu'il ne se pose pas, à votre avis, un problème de validité des résultats? Il était certainement beaucoup plus facile de dégager de l'ancien système un certain nombre de conclusions rigoureuses ; il y avait une cohérence dans cette société-là. Maintenant, dans cet état de transition, la société kabyle ou béarnaise n'est pas tout à fait, ou même pas du tout, la société moderne. Et elle n'est plus ce qu'elle était. P. B. — Je pense qu'un certain nombre de choses importantes doivent continuer à fonctionner selon les anciennes traditions. Par exemple, en ce qui concerne les échanges matrimoniaux, cela a du énormément changer (j'aimerais beaucoup voir actuellement comment cela se passe). Mais je pense que c'est un domaine où, au moins au niveau du discours, au moins pour justifier ou décrire, on doit encore se servir de la vieille terminologie et de toutes les représentations associées. De même les structures mythico-rituelles, les oppositions entre le sec et l'humide, le masculin et le féminin, ne fonctionnent plus comme au temps où l'on pratiquait encore les grands rites collectifs. Ceci dit, elles existent encore dans les têtes, dans le langage, à travers les dictons... Comme Sayad l'a montré, par exemple, à propos de « el ghorba », les émigrés eux-mêmes, pour penser leur situation tout à fait nouvelle, recourent à toutes les ressources de la pensée traditionnelle, comme l'opposition de l'Est et de l'Ouest. Je pense qu'il faut connaître cette logique, tout en sachant qu'elle ne fonctionne plus du tout comme autrefois, et qu'on a une espèce de structure ambiguë, entre la logique de la division en classes et les anciennes solidarités. Il faudrait étudier les rapports entre structures familiales et structures sociales... Comment les unités familiales, déchirées par des inégalités, arrivent à survivre. Ce serait passionnant d'étudier un grand mariage kabyle aujourd'hui, avec le rassemblement des émigrés et des gens qui sont restés, des branches enrichies et des branches restées au village, etc. Tout cela est sans doute très loin de la société berbère telle que la rêvent certains... Cela dit, il est compréhensible que ces gens s'inventent une société berbère telle qu'ils la voudraient, en fonction de leurs besoins présents. M. M. — Je pense aussi. Il y a une espèce de projection des aspirations du présent sur la réalité du passé. Les Berbères sont marginalisés, minorisés, non reconnus, non légitimes. Ils ont tendance à donner à l'ancienne société berbère tous ces attributs dont on voit bien qu'ils manquent actuellement. Ici je ne sais pas si je peux ajouter que cette vision n'est pas forcément plus fausse que les autres. Je sais tous les arguments qu'on peut m'opposer. J'ai tendance à croire qu'il y a un regard anthropologique qui désenchante le monde en le décapant, mais si le monde enchanté est une amplification, le monde décapé est une restriction. Ce sont deux formes de travestissements peut-être aussi révélatrices l'une que l'autre. La Kabylie enchantée, c'est encore la Kabylie, parce que je pense qu'on ne peut construire absolument sur du vent. Il faut un prétexte, peut-être un texte tout court. Il est probable qu'à un sociologue comme vous cette opinion paraîtra tout à fait non pertinente. Je voulais seulement vous la soumettre pour avoir votre opinion là-dessus. P. B. — Oui. Les Sciences sociales rencontrent des problèmes très difficiles, surtout lorsqu'elles s'appliquent à des sociétés en difficulté d'exister... Comme les Canaques aujourd'hui, les Berbères, etc. Ceux qui sont placés dans ces situations critiques, où leur identité collective est en crise et, notamment bien sûr, les intellectuels de ces groupes, sont portés à des projections plus ou moins fantasmatiques. La société berbère, telle que la rêvent ses intellectuels, fait penser à ce que Feuerbach a dit à propos de Dieu : de même qu'on donne à Dieu tout ce qui nous manque -nous sommes finis, il est infini, nous sommes imparfaits, il est parfait -, de même on donne à la société berbère ancienne tout ce que n'a pas la société berbère aujourd'hui, tout ce qui lui manque. Et dans cette reconstruction fantasmatique, l'ethnologie même la meilleure peut être utilisée comme instrument idéologique d'idéalisation. C'est une forme de millénarisme... qui se comprend très bien, mais qui n'en est pas moins très dangereuse, parce qu'elle conduit à des problèmes comme celui de l'unité des Berbères. Je disais tout à l'heure que les Kabyles m'avaient appris que le monde social est, pour une grande part, ce qu'on veut qu'il soit. J'ai intitulé un chapitre du Sens Pratique (je crois que c'est le chapitre sur le mariage) « le monde social comme représentation et comme volonté », d'après le titre d'un livre célèbre de Schopenhauer. C'est la limite pure du nominalisme idéaliste. Dire que le monde, c'est ma représentation et ma volonté, quand il s'agit du monde social, ce n'est pas complètement fou, parce qu'il y a une élasticité du monde social, du fait que le monde social existe en partie par la représentation que s'en font les gens qui y vivent, et que les Berbères, ou autrefois le clan des Aït Abdeslam ou la tribu des Aït Menguellat, ou n'importe quoi, si les gens croient que ça existe, ça existe déjà un peu. Par conséquent, le fait de développer des représentations, même un peu délirantes et comportant une part de millénarisme mythique, peut avoir une vertu politique. Ce qui fait que le sociologue est un peu coincé, comme disait Marx, entre l'utopisme et le sociologisme. Il peut dire : « les Berbères, çà n’existe pas. Les Mozabites, les Kabyles, les Chaouias, les Touaregs, çà n’à rien à voir ». Ce sont des structures sociales différentes, des structures de parenté tout à fait différentes, sans parler des bases économiques ou des traditions religieuses. Bien sûr, ils ont une langue en commun et encore ! etc... Çà, c'est du sociologisme et le sociologisme a très souvent été utilisé par la puissance coloniale, qui divise pour régner. Cela dit, le fait que des gens disent que « les Berbères sont sont des Berbères » ou « Berbères de tous les pays unissez-vous ! » est un fait social : en disant cela, ils peuvent le faire advenir. Mais ils ont d'autant plus de chances de le faire arriver que ce qu'ils disent est plus fondé dans la réalité, que leur utopisme a des bases sociologiques, que les Berbères ou la Bérbérie rêvés ont des fondements dans la réalité, un nom, une langue, la croyance dans l'unité d'origine, etc... Le problème est le même pour les classes sociales : la classe est aussi représentation et volonté, mais qui n'a de chances de devenir groupe réel que si la représentation et la volonté ne sont pas complètement folles et ont une base objective dans la réalité. M. M. — Je pense que, si on devait citer un seul exemple, le meilleur est celui de la démocratie. On dit : la société kabyle, ou la société berbère d'une façon générale, était démocratique. Je crois que c'est vrai, mais on fait en même temps comme si cette démocratie était un attribut inséparable et obligé de ces sociétés, ou, ce qui revient au même, le résultat d'un choix accompli comme cela, dans l'empyrée, sans contraintes ni déterminations. Mais, pour ce qui est de la Kabylie tout au moins, le pouvoir turc y était pratiquement inexistant, comme d'ailleurs toute autre forme d'Etat. Ce qui veut dire que, si on tient vraiment à sauver la démocratie comme attribut essentiel de la société kabyle ou berbère d'une façon générale, il faut aussi vouloir les conditions sans lesquelles elle n'est plus qu'une vue de l'esprit ou, dans le meilleur des cas, une utopie mobilisatrice. P. B. — En tout cas, le fait que des gens croient qu'un groupe existe, luttent pour qu'il existe, contribue à le faire exister. Je pourrais encore une fois parler par analogie, en évoquant le cas de l'Occitanie. L'Occitanie, ça n'a pas beaucoup de fondement dans la réalité. Les Occitanistes, pour lutter contre la domination de la langue française, créent une langue artificielle, que les gens ne comprennent plus. M. M. — Les gens, c'est tous ou simplement quelques uns ? P. B. — Les Occitans « ordinaires » ne comprennent pas leurs propres langues (le béarnais, le landais, le bigourdan, etc.) lorsqu'ils la lisent dans les transcriptions unifiées des érudits locaux. Vous imaginez les transcriptions berbères des Pères Blancs?... Qui pourrait les lire en Kabylie? On refabrique une langue savante. Le véritable fondement de l'unité de l'Occitanie, c'est le fait qu'il s'agit d'une région dominée, regroupant des gens qui sont stigmatisés, parce qu'ils n'ont pas le bon accent. C'est déjà une base réelle d'unification. M. M. — C'est une définition négative. P. B. — Oui. Il y a sans doute en plus quelques traditions culturelles spécifiques. Cela dit, si les gens se mettent à croire, s'ils commencent à mettre « oc » sur leur voiture, etc., il n'est pas impossible qu'il y ait un jour un État occitan... C'est ça l'élasticité du social. M. M. — Ce que vous dites me rappelle notre entretien dans Actes. Vous vous rappelez peut-être qu'à un moment, nous y avons parlé de tamusni, la sagesse kabyle. Pour moi, la tamusni existait, parce que j'ai moi-même vécu dans cette atmosphère-là quand j'étais jeune. Quelques Kabyles, qui ont lu l'article, sont venus me dire: « Tamusni, on sait ce que c’est mais toutes ces choses que tu as mises autour ? … Pour moi toutes ces choses existaient. Mais, devant ces réactions, j'ai été amené à me demander si je n'avais pas donné de tamusni une image fidèle sans doute, mais peut-être un peu... P. B. — Un peu exaltée? M. M. — Un peu exaltée... peut-être en fonction de mes attentes, je n'en sais rien. Pourtant je continue de croire qu'elle est vraie quant au fond. Parce qu'il s'est passé par la suite une chose assez étonnante. Les mêmes, qui m'avaient reproché d'avoir parlé de tamusni de cette façon-là, sont venus me trouver quelques temps après pour me dire : « tu n’as pas tout dit : tu as oublié ceci, tu as oublié cela… » C'est-à-dire que les choses dont j'avais parlé étaient telles à peu près que je les avais dites, mais qu'ils n'y avaient peut-être pas suffisamment pensé. Il fallait que quelqu'un les dise pour qu'ils finissent par en prendre conscience. P. B. — Les questions de mots ont en ces matières une importance décisive. Ce n'est pas à un Kabyle que je vais apprendre qu'il y a des groupes qui n'existent que par le mot qui les désigne. C'est le cas, dans la tradition occidentale, des familles nobles. Comme le nom se transmet par les hommes, une lignée peut disparaître lorsque le dernier homme meurt sans descendant. C'est la même chose en Kabylie. Ce n'est donc pas par hasard que, dans les luttes pour l'indépendance, c'est-à-dire pour la « reconnaissance », les mots ont une telle importance... A propos des Canaques, ça se joue sur l'orthographe: il y a une lutte pour savoir si on écrit ou « Canaque » ou « Kanak » ; Kanak c'est nationaliste, Canaque, c'est colonial. M. M. — Ca me rappelle un cas un peu semblable en Algérie. Le discours officiel, jusque très récemment, refusait jusqu'au simple usage du mot berbère. La presse, les discours officiels, les médias s'ingéniaient à inventer : maghrébin, traditionnel, originel, africain, libyque... pourvu que le terme vrai soit évité. Une espèce de retour à la mentalité magique au 20e siècle, la peur irraisonnée -à la réflexion, pas tellement, la peur irraisonnée que le Verbe finisse par donner l'être... P. B. — Dès le moment où les gens croient qu'il existe, le groupe commence à exister... c'est le grand paradoxe du monde social. Dans la société traditionnelle, c'est exactement la même chose: les termes de parenté et les taxinomies politiques ( axxam, adrum, taxerrubt, etc.) structurent la perception du monde social, des autres et, par là, les relations qu'on peut entretenir avec eux. Cela dit, ces structures, on peut, comme on le voit dans l'usage des termes d'adresse, leur faire servir des fonctions différentes. C'est ce qui fait qu'il y a une espèce d'élasticité du social, et justement tamusni, - c'est, il me semble, une de ses vertus-, est l'art de jouer des possibilités que donne cette élasticité des mots et des structures qu'ils désignent et produisent à la fois. M. M. — De jouer en souplesse, c'est à dire à la fois en restant dans le jeu, dans les normes, mais avec une certaine marge de manoeuvre, en en sortant quand il faut mais juste ce qu'il faut... Il ne faut pas que ça rompe... On joue avec jusqu'à la limite où, ce qu'on risque, ce n'est pas seulement de changer la règle du jeu, c'est de casser le jeu. P. B. — Oui, pour les Berbères c'est pareil. Il faut qu'il y ait une base, donc une limite. S'il n'y a pas de base, ça ne marche pas. Celui qui dirait aujourd'hui quelque chose comme : On va faire l’union des bourgeois et des prolétaires, n'a pas beaucoup de chances de réussir. En temps de guerre, on l'a vu en quatorze, ça peut marcher. Mais en temps ordinaire, on a plus de chances de réussir en disant : « Prolétaires, unissez-vous ! ». C'est ça le problème des unités sociales : pour qu'elles existent, il faut qu'il y ait des bases objectives ; mais il ne suffit pas qu'il y ait des bases objectives pour qu'elles existent. Les Berbères, on peut les grouper de trente six façons. Si tel groupement l'emporte sur les autres, c'est, en partie, parce que les gens l'auront fait exister. M. M. — Ou bien, ce qui, je crois, se produit assez souvent, parce que ce groupement, à un moment donné et pour des raisons historiques déterminées, porte et dynamise un projet dans lequel les autres se reconnaissent... Je veux dire que des conditions historiques précises peuvent pousser un groupe particulier et presque l'acculer à une réaction plus intense... On aura l'impression qu'il existe de façon... je ne sais pas comment dire... de façon plus affirmée. Mais les autres, qui fondamentalement sont dans le même cas que lui, ont l'impression qu'il les exprime eux aussi. Je crains de trop m'avancer, mais je serais assez porté à croire que, un certain nombre de conditions objectives étant réunies, il y aura nécessairement un groupe pour les prendre en compte, et ce groupe-là, à tort ou à raison, donnera l'impression qu'il existe, en quelque sorte plus que les autres. (Paris, février I985) |
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