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Pierre
Bourdieu, il faudrait être pour ou contre, et de préférence
contre. Voilà la seule alternative que semble laisser le tir
de barrage actuel déchaîné par le sociologue chez les intellectuels
français et dans la presse (1).
Manifestement, le succès populaire des petits livres de sa
collection " Liber/Raisons d'agir " (entre 100 000
et 200000 exemplaires) en dérange plus d'un. Il faut dire
que chaque opus s'attaque avec une belle constance subversive
à tous les pouvoirs (les médias, les intellectuels, la pensée
néolibèrale). Plutôt qu'alimenter de fausses polémiques, nous
avons préféré prendre le temps de la conversation et laisser
ouvert le débat.
En
revenant aux livres. A la fin de l'été, sort le dernier ouvrage
de Pierre Bourdieu, aux éditions du Seuil. Sujet : la domination
masculine. Un texte longtemps porté, bref comme les évidences,
dense comme une pensée qui va trop vite pour être écrite tout
entière. La Domination masculine semble couronner et
condenser les thèmes centraux de la sociologie de Bourdieu.
L'auteur de La Noblesse d'Etat et de La Distinction
sans cesse met au jour nos déterminismes, tout ce qui
va de soi et avec quoi nous pensons, nous agissons, nous choisissons,
voire nous aimons. Nous pouvons nous féliciter des avancées
indéniables de la condition féminine depuis cinquante ans,
militer pour la parité en politique et le partage des tâches
domestiques, nous restons, à notre insu, formés par la vision
masculine du monde, qui fonde la différence entre les sexes.
Or, cette domination masculine, à laquelle l'histoire a cherché
à donner un caractère naturel, biologique, est un arbitraire
culturel et une construction sociologique que non seulement
la famille mais aussi l'Etat et l'école s'attachent à reproduire.
Nous
avons demandé à Pierre Bourdieu de décliner et d'illustrer
sa théorie par des " travaux pratiques ". Nous avons
choisi cinq thèmes : un objet (la jupe), des personnages (la
femme pdg et l'infirmière, le couple homosexuel), un sentiment,
enfin (l'amour). Chemin faisant, on parlera du contrat d'union
sociale et de l'Algérie, du mouvement social et du féminisme,
des femmes ministres et de l'école, de la littérature et du
mariage. Cette semaine, le paysan kabyle, que l'assassinat
de Matoub Lounès allait projeter sur le devant de la scène.
Ce Kabyle, si loin de nous (croyons nous), si proche (dit
Bourdieu), qui représente tout cet univers méditerranéen dont
nous avons hérité. Entretien.
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ELERAMA : Pourquoi
ce détour par la société kabyle pour analyser la domination masculine
dans nos sociétés ? Et qu'est-ce que le paysan kabyle nous révèle
de nous-mêmes?
PIERRE
BOURDIEU : Ce problème du rapport entre les sexes nous est tellement
intime que l'on ne peut pas l'analyser par le seul retour réflexif
sur soi-même. Sauf capacités exceptionnelles, une femme ou un homme
ont beaucoup de mal à accéder à la connaissance de la féminité ou
de la masculinité, justement parce que c'est consubstantiel à ce qu'ils
sont.
C'est pourquoi j'ai jugé indispensable ce détour par la société kabyle,
apparemment très éloignée, en réalité très proche. Je l'ai étudiée
longuement naguère (2), du dehors et avec beaucoup de sympathie.
J'ai pu en reconstituer le mode de pensée. Mode de pensée qui est
encore présent en nous. Par exemple, pour les rites de fécondité,
on cuisine des aliments qui gonflent. On les retrouve en Kabylie,
pour les fêtes de mariage, de circoncision ou pour l'ouverture des
labours. Et, dans mon enfance, à mardi gras (3),
on faisait des beignets, c'est-à-dire des choses qui gonflent:
comme le ventre de la femme ou le grain en gestation dans la terre,
mais aussi comme le phallus, signe de la puissance fécondante masculine.
Cette civilisation méditerranéenne est très vivante chez tous les
hommes... et chez toutes les femmes ! Car les structures de pensée
dominantes s'imposent aussi aux dominés.
TRA : Et c'est en pensant aux Kabyles
que, par exemple vous vous êtes souvenu de la façon dont on tuait
le cochon dans votre Béarn natal. Pourriez-vous raconter?
P.B : Dans la cérémonie - car c'en était une - de la mort du cochon,
les hommes avaient un rôle bref, spectaculaire, ostentatoire: ils
poursuivaient le cochon, ils portaient le coup de couteau, ça criait,
le cochon gueulait, le sang coulait... Et puis après, les hommes se
reposaient, jouaient aux cartes pendant deux jours tandis que les
femmes s'affairaient à découper, fabriquer les boudins, les saucisses,
les saucissons, les jambons. Comme en Kabylie, pour la cueillette
des olives l'homme arrive avec une grande gaule, symbole masculin,
d'accord, mais surtout il frappe les branches, acte bref, masculin,
ça dure dix minutes, et ensuite la femme et les enfants ramassent
les olives sous le soleil des journées entières. De cette opposition
entre le haut et le bas, le spectaculaire et le minutieux découlent
des tas de préjugés. On dira que les femmes aiment les petites tâches,
qu'elles aiment se baisser, se courber, qu'elles sont aussi un peu
mesquines. On fait comme si elles aimaient ce qu'elles sont condamnées
à faire ; et, d'ailleurs, elles finissent par l'aimer puisqu'elles
ne connaissent pas autre chose.
TRA : A quels gestes très contemporains associeriez-vous celui
de l'homme qui tue le cochon?
P.B. : Je le vois dans toutes les oppositions
qui dessinent la division des sexes : le patron qui décide et la secrétaire
qui assure le suivi, discontinu/continu, spectaculaire, éclatant,
brillant/routinier, monotone, obscur... comme dit Verlaine "les
travaux humbles et faciles"! Les Kabyles disent "la femme
se débat comme la mouche dans le petit-lait, personne ne la voit ".
Dans nos sociétés, même dans l'espace domestique, les hommes sont
sollicités pour prendre les grandes décisions, mais ces décisions
sont préparées par les femmes. Nous avons pu observer qu'à l'occasion
de l'achat d'une maison, dans tous les milieux, les hommes ne s'abaissent
pas à se renseigner, ils laissent aux femmes le soin de poser les
questions, de demander les prix, et si ça va, ça va, Si ça ne va pas,
c'est elles qui ont tort. Par des milliers de petits détails de ce
genre, les femmes s'effacent ou sont effacées, et cela d'autant plus
qu'elles sont de milieu plus modeste. L'origine sociale redouble cet
effet.
C'est d'autant plus indécrottable que personne n'y met ni méchanceté
ni mauvaise volonté.
TRA: La masculinité fonctionnerait alors comme une noblesse?
PB. : Oui. Elle a toutes les propriétés de la noblesse. Tout ce
que valorisent les Kabyles - le sens de l'honneur, le devoir de garder
la face - sont les valeurs viriles de noblesse, d'excellence... C'est
le port de tête, la façon de se tenir, comme à l'armée, dans le garde-à-vous.
Dans mes premières enquêtes sur l'honneur, en Kabylie, un mot revenait
toujours : qabel, c'est-à-dire " faire face ". C'est
lié à la qîbla, qui désigne La Mecque, c'est-à-dire "
l'est " : faire face à l'est. Le mot qabel condense tout
ce qui est ancré dans le tréfonds de la culture. L'est, c'est l'Orient,
le soleil levant, toutes les églises sont tournées vers l'est. Toutes
nos mythologies sont enracinées dans ce genre d'oppositions que l'on
ne peut déraciner par un simple effort de volonté.
On me dit souvent pessimiste. Non! Je veux seulement montrer combien
sont profondes les racines de l'opposition masculin/féminin. Elle
est liée àtoutes les oppositions fondamentales sur lesquelles reposent
notre éthique (élevé/bas, droit/tordu, etc.) et notre esthétique (chaud/froid
- on le dit des couleurs -, raide/souple, etc.).
Regardez dans l'Université, la séparation entre les disciplines: les
sciences dites dures sont du côté masculin. Et d'une femme qui fait
des mathématiques on dit que ce n'est pas bon pour elle, que c'est
" desséchant ", ce qui veut dire aussi stérile, elle n'aura
pas d'enfants, elle restera célibataire...
TRA : Ce paysan kabyle ne nous est-il pas devenu d'autant plus
lointain que la figure de la femme musulmane opprimée nous devenait
proche, en particulier en Algérie?
P.B. : On voit en effet apparaître des femmes algériennes très
extraordinaires (je pense à Salinia Ghezali ou à Louisa Hanoune).
Elles sont rendues possibles par le système scolaire, qui est le grand
instrument de la libération des femmes. Le mouvement féministe lui-rnême
est le produit du système scolaire, qui - et c'est un paradoxe que
l'on ne comprend pas toujours - est en même temps un des lieux où
se reproduit la domination masculine, par des voies subtiles, à travers
la hiérarchie des disciplines par exemple, une façon de détourner
les filles de certaines filières techniques ou scientifiques...
C'est en Kabylie que la France, voulant diviser pour régner, a implanté
les premières écoles, dès 1880, ce qui a permis aux filles de commencer
à s'affranchir de l'emprise familiale... et de l'emporter sur les
garçons. Car, dans les petites classes, on sait que partout les filles
sont meilleures que les garçons. Notamment parce qu'elles sont plus
" dociles ", plus soumises, selon la logique traditionnelle
de la division du travail la docilité, c'est aussi une disponibilité,
docilis, c'est celui qui est disposé à apprendre (de docere,
" enseigner ").
En Algérie, l'instauration du Code de la famille, en 1984, a opéré
une régression extraordinaire. Tout cela a produit des femmes explosives,
mûres pour la révolte... et courageuses, à la fois moralement et intellectuellement.
Je les admire beaucoup.
TRA : Et, en même temps, n'a-t-on pas tendance à réduire le
conflit algérien à des hommes sanguinaires - des bêtes! -qui tuent
des femmes victimes?
P.B. : Il y a en effet une exploitation politique de la situation
des femmes. Ceux que l'on appelle les éradicateurs [ceux qui, avec
le régime algérien, ont soutenu l'annulation du processus électoral
de 1991, voté la dissolution du FIS et s'opposent à toute forme de
dialogue avec les islamistes, même modérés, NDLR] utilisent les difficultés
de la condition féminine en Algérie pour justifier une forme de racisme
anti-slam. La femme algérienne devient l'incarnation de la victime
exemplaire d'une barbarie fanatique. Quant aux intellectuels français,
ils ne devraient pas faire interférer leurs préoccupations nationales
(1es problèmes de l'immigration) dans un conflit qui n'a rien à voir.
En fait, l'Algérie sert souvent de test projectif.
TRA : Dans ce contexte, un livre sur la domination masculine,
où, en gros, vous montrez que les Kabyles c'est nous, est plutôt provocateur?
P.B. : C'est sûr que j'ai un peu cette arrière-pensée... Nous
sommes des Kabyles, mais des Kabyles hypocrites. L'expression de la
mythologie méditerranéenne est chez nous voilée, voire censurée, mais
elle est là tous les jours. On cherche un chef, même seulement pour
diriger une réunion de copropriétaires, et, sans nême y penser, on
exclut les femmes ; dans des professions très féminines comme le journalisme,
l'enseignement, même là, dès qu'il faut un chef, on mettra un imbécile
plutôt qu'une femme. En toute bonne foi ! Cela change un peu mais
pas autant qu'on le dît.
(1)
Voir la réplique musclée de la revue Esprit : Le populisme
version Bourdieu (1uillet 1998).
(2)
Notamment dans ses premiers ouvrages Sociologie de l'Algérie (éd.
PUF. 1958) et surtout Le Déracinement avec Abdelmalek Sayad
(éd. de Minuit, 1964 et 1977).
(3)
La veille de l'entrée dans le Carême catholique correspond, dans sa
version profane, aux fêtes des prémices du printemps.
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